Les cuillères, ces sculptures accessoirement oeuvres d’art…


Femme Cuillère : Alberto Giacometti

Pour nous autres occidentaux, la « sculpture cuillère » commence avec cette forme surréaliste, La Femme Cuillère (1926), une des premières œuvres d’Alberto Giacometti. Etrangement ressemblante aux formes brutes et arrondies propres aux cuillères Dan, il est indéniable de constater qu’une fois de plus, un des plus grands artistes du XXème siècle ( à l’instar de ses pairs Picasso, Matisse , et des maîtres du surréalisme) a trouvé sa source d’inspiration dans les formes abstraites , résolument modernes et avant-guardistes de l’art africain, dont les façonneurs et les sculpteurs, sont restés, eux, secrètement anonymes.

Il est risqué de prétendre écrire un billet exhaustif sur ces splendides compagnons du quotidien, je m’en limiterai donc à celles qui ont éveillé le plus ma curiosité.

La cueillère DAN

 Les Dans constituent une ethnie peuplant la Côte d’Ivoire, la Guinée et le Nord Est du Libéria. Les Dans mangent sans couverts et avec leur main droite. Pour les Dans, trois catégories de cuillères se dessinent :

les Miana (petites cuillères des vieillards) destinées aux personnes âgées : instruments extrêmement rares et précieusement gardés par les anciens du village, elles héritent souvent de noms affectueux donnés par leurs propriétaires , comme «  Je ne te blâme pas si je n’ai pas assez à manger ».

Les Ya Bo sie mia, ces cuillères destinées à la femme servant à sortir le riz de la marmite et à remuer la sauce.

Les Wa ke mia, ces grandes cuillères cérémonielles pouvant atteindre 70 cm de long sont décorées d’une coupe , d’un ornement ou d’une grosse tête au bout de leur manche. Peu utilisées, elles servent surtout une fonction rituelle, donnant à symboliser la quantité de riz qu’une femme Dan est prête à offrir à son hôte : signe d’hospitalité, d’ouverture, d’accueil de l’étranger, détenu par « la femme la plus hospitalière d’un village », la wunkirle, une travailleuse admirée et admirable, apte à accueillir n’importe quel étranger sur son passage, à lui fournir des vivres et de la nourriture, à préparer les repas de fêtes pour les grandes cérémonies d’initiation.  Pour ce faire, la wunkirle a besoin de l’aide d’un esprit, qui se manifeste dans ces grandes cuillères. C‘est dans ces cuillères, ces récipients matériels, que les esprits viennent aider et soutenir la wunkirle.

Hans Himmelheber, dans Le livre édité par le musée Dapper, et dédié aux cueillères, narre cette histoire surprenante, incarnation de la présence animiste : «  Il est possible qu’un jour, une cueillère de wunkirle se sauve et se cache parce qu’elle est effrayée par le passage d’un Blanc. Après la mort d’une wunkirle, un tel évènement peut survenir :

     Mais une nuit, apparut dans le rêve de la première femme du ménage l’esprit de la cuillère qui lui demanda d’avoir soin de  lui et dorénavant de l’utiliser,

Elle répondit : Volontiers, mais tu n’es pas là !

-Je me suis seulement cachée pour que vous ne me vendiez pas au Blanc. Regarde, demain matin, dans la paille du toît, j’y serai !

Le lendemain matin, dans la paille du toit indiqué, la cuillère était là . »

    Esprits de cuillères qui se manifestent aussi en l’absence d’humain ! :

 « Un matin, une cuillère avait perdu une pointe au bout de son manche :

La nuit, elle avait participé à une réunion d’esprits de cuillères et s’était seulement disputée avec une autre cuillère qu’elle s’en était cassé une pointe. »

Fascinants récits de ces esprits invisibles, véritable personnification de l’objet aux pouvoirs évocateurs, doté d’une âme qui vient s’immiscer dans les affaires des vivants.

Faisons un petit détour chez les Guros : Peuples de Côte d’Ivoire centrale, les Guros sont traditionnellement des cultivateurs sédentaires. Les cuillères Guro sont travaillées, souvent dotées d’un manche décoré, elles sont la possession de familles riches et aisées. Conservées comme un trésor précieux par le chef de village, elles sont des « esprits auxiliaires », destinés à éloigner le malheur de la famille. Les cuillères Guros nous offrent une extrême diversité dans les styles, les formes et les approches, faisant de cette production l’une des plus riches d’Afrique Noire.

Les petites cullières sont souvent ornées  d’éléments décoratifs au bout des manches, rappelant des motifs animaliers : un buffle, un éléphant ou un léopard, animaux puissants et symboliques dans la mythologie Guro. Ces objets ne sont quasiment plus utilisés aujourd’hui  et peu de personnes sont en mesure d’affirmer si ces éléments décoratifs étaient porteurs d’une signification particulière pour leurs propriétaires.

 

Penchons nous un instant également sur ces cuillères Lega ( Afrique Centrale) en ivoire, d’une élégance et d’une pureté exemplaires. Leur aspect, allant du blond au rouge sombre, semble avoir été travaillé volontairement, au terme d’une usure précautionneuse. Daniel Biebuyck, qui a longtemps étudié l’ethnie Lega , en souligne les raisons : « La figurine d’ivoire qui quitte l’atelier du sculpteur est inachevée, car il lui manque la patine à tonalité rouge ou jaune qui vient avec l’usage. L’acte de consécration par l’utilisation donnent aux objets d’art leur fini caractéristique et leur riche patine. Il s’agit de «  mettre en harmonie », « produire l’unisson ». C’est encore une référence à la beauté. Les initiés donnent à la figurine le même traitement d’huile, de poudre rouge, et de parfum qu’ils donnent à leur propres corps ».

Cuillère Lega / Congo

L’usage de l’objet ne fait qu’un avec l’usage du corps, et c’est notre propre rapport à la fabrication des objets qui en est bouleversé. Nous qui cherchons la perfection à travers un objet totalement « fini », la tradition africaine, elle , fait vivre son objet par l’usure du temps,  par la charge symbolique de l’imperfection de sa matière, qui le façonne, le modèle, le polit lentement jusqu’à atteindre un idéal de beauté.

Si l’ivoire est souvent considéré comme matière inférieure au bois chez les africains, il est chez les Lega, à l’inverse, l’incarnation même de la force vitale.

En Afrique, la cuillère n’est ainsi pas seulement un ustensile pratique. S’il convient qu’elle sert une part de sacré en étant un contenant de nourriture, elle est encore, dans beaucoup de sociétés traditionnelles africaines, un objet révélateur de rituels et d’expériences spirituelles, dont la richesse et la diversité esthétiques nous amènent à porter un regard nouveau sur ces petits matériaux du quotidien… Loin d’être un objet « minoré », la cuillère en Afrique ( tout comme les appuis tête, les peignes, les bancs…) mérite toute sa place d’œuvre d’art, tant ses expressions artistiques, dans la forme et la charge culturelle, rejoignent celles de la majestueuse statuaire africaine, mélange de virtuosité , de maîtrise, et de force symbolique.

Cuillères Dan

Ngbandi/Zaire

Parcours tribal entre les mondes à Paris

Du 7 au 11 septembre 2011 se tenait à Paris le rendez-vous incontournable des amateurs et professionnels des arts dits « premiers ». La dixième édition de Parcours des Mondes réunissait encore une fois une foule de galeristes internationaux venus exposer auprès de leurs homologues français de splendides collections d’objets et de masques en provenance d’Afrique, d’Océanie, d’Asie et d’Amériques.  La manifestation connaît chaque année un engouement toujours plus important, au vue du nombre grandissant d’amateurs d’arts premiers et de la côte de popularité que gagne cette discipline sur le marché international de l’art.

En 2002, Rik Gadella, fondateur et directeur de Paris Photo ( entre bien d’autres choses) et passionné d’arts «  premiers » , a l’audacieuse idée de réunir au cœur du Paris artistique, la quartier de Saint Germain des Prés, les plus grands galeristes connus sur la scène internationale, à l’instar de Bruneaf, la foire des arts premiers qui se tient annuellement à Bruxelles.

Paris gagné puisque voilà dix ans que Parcours des Mondes attire autant connaisseurs et professionnels que simples curieux et amateurs. Entre la rue de Seine, la rue des Beaux-Arts et la rue Mazarine, c’est donc plus de soixante galeries qui se disputent l’affiche, représentant plus de dix pays, et propulsant Paris en tant que capitale des arts premiers. Parcours foisonnant pour les uns, exotique et dépaysant pour les autres, le salon propose une multitude d’objets intrigants, mystérieux, fétiches, exubérance de  styles et de proportions :  autant de signes et d’appartenances culturelles qui préfigurent la diversité et la richesse de ces « ailleurs ».

Masques asymétriques du Népal, Reliquaires Kota en cuivre du Gabon, passeports Léga, reliquaires Songye à têtes percées de clous, cuillères Dan, têtes Fang en bois de patine noire encore suintante, fétiche Fon du Bénin aux formes indiscernables… chacun peut assouvir sa soif de curiosité, qu’elle soit ethnographique, anthropologique ou tout simplement esthétique, dans ces galeries transformées pour certaines en véritables cabinets de curiosité.

Dans la galerie d’Olivier Castellano, rue Mazarine, on est interpellé par ce petit masque de bras Fang, d’une élégance rare.

Chez le belge Philippe Laeremans, c’est une redoutable statue Songye (provenance : Congo) qui force le regard : loin des formes douces et apaisées d’un masque Dan ou Baoulé, ici c’est une bouche évocatrice ornée d’une dent humaine, des mains posées sur un ventre protubérant, une corne disproportionnée couronne la tête… Il suffit de la regarder pour que s’exprime toute la singularité de cette statuaire si prisée des collectionneurs. N’ayant d’autre égal dans  sa force et sa plasticité, la statuaire Songye effraye autant qu’elle fascine.

Masque Fang/ Gal. Castellano

Gal. Loeb

Statuette Songye / Gal. Ph. Laeremans

La galerie Albert Loeb, consacre de son coté une exposition thématique riche et didactique sur les jirimaani, une plongée dans la représentation de la femme à travers les fêtes villageoises du Mali.

Le  célèbre galeriste belge Pierre Dartevelle nous présente une majestueuse figure  féminine Mumuye du Nigéria, aux oreilles allongées, les longs bras détachés du buste forment un ensemble cylindrique et parfaitement abstrait: incarnation des esprits tutélaires, la tradition raconte qu’elles écoutent leurs possesseurs et leur garantit en retour leur protection divine…

Statut Mumuye / Gal. P. Dartevell

Coté océanien, on  trouve chez Michael Hamson une splendide collection de boucliers de Papouasie Nouvelles Guinée, à l’instar de ce « Mendi », un bouclier de flanc parsemé de formes circulaires aux pigments rouges vieillis par le temps. Une pièce d’une modernité significative : preuve aussi que ces objets traversent le temps avec  une insouciance infinie. Si l’ensemble du parcours donne une place prépondérante aux arts d’Afrique et d’Océanie, l’Amérique s’accommode d’une place plus modeste mais néanmoins tout aussi éloquente : elle comprend une collection de qualité de peintures « à points » aborigènes en provenance d’Australie, dans lesquels restent enfouis les secrets des récits du Rêve où s’entremêlent  Serpents Arcs en Ciel, cours d’eaux cachés et territoires sacrés…ou encore des poupées Kachina d’Amérique ( Arizona, début du XX siècle) proposées par la galerie Julien Flak.

Gal. Jacob

Dernier détail : mieux vaut se rendre au parcours des mondes avec quelques économies… et pour tous ceux qui ne pourront s’offrir quelques uns des ces fascinants objets, il reste le plaisir…celui des yeux et de l’âme !

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