Syngue Sabour, paroles salvatrices d’une femme afghane

Film franco-afghan de Tariq Rahimi, avec Golshifteh Farahani et Hamidreza Javdan

syngue4

Dans le Kaboul en guerre, une jeune femme patiente auprès de son  mari, héros de guerre tombé dans le coma suite à une balle dans la nuque. L’homme est inerte, il respire seulement. La femme attends, espère, que l’homme dont elle prend soin tous les jours s’éveille enfin à la vie. Il est blessé mais c’est elle qui souffre. L’homme devient sa pierre de patience, sa Syngue Sabour… Cette fable dramatique interprétée par  la talentueuse Golshifteh Farahani, est l’adaptation du roman éponyme de l’écrivain franco-afghan Tariq Rahimi, prix Goncourt en 2008.

 Devant l’insupportable attente, la jeune femme se livre à un langoureux monologue, une parole facilitée et délivrée par l’état du mari quasi mort… Au fil des mots qui s’éparpillent et s’égarent dans ce huit clos sombre et tragique, c’est l’histoire et le passé de la jeune femme qui ressurgissent : bien sûr, cet homme bien plus âgé qu’elle, elle ne l’a pas choisi.

Dehors, les tirs de roquette et les bombardements font rage. La femme isole ses deux enfants dans la maison close de sa tante. Et dans cette zone en pleine ligne de front où elle a fondé son foyer, lieu de chaos où chacun tente de survivre, la femme revient pourtant, chaque jour, parler à son fantôme de mari… Elle décide de tout lui dire, ses peurs, ses angoisses,  ses frustrations et ses ressentiments…Peu à peu, la femme se libère, au point de s’interroger sur la rationalité de ses propres paroles…pourquoi elle, en tant que bonne musulmane, se met-elle à parler de choses aussi intimes, délicates, dans une société encore marquée par les tabous et les non dits, et où la parole de la femme a si peu de crédit ?

Cette parole délivrée trouve son aboutissement avec l’avènement du jeune milicien bègue qui pénètre un jour la porte de la maison pour fouiller les lieux. Pour éviter un potentiel viol, la femme se fait passer pour une prostituée auprès du chef du jeune soldat : personne ne posera la main sur elle, elle est alors considérée comme une impie trop impure pour être touchée. Pourtant, le jeune soldat, voudra tenter par la force sa première fois, et contre toute attente, c’est elle qui lui apprendra la tendresse, les gestes de l’amour, en laissant en filigrane planer l’ombre du début d’une romance, celle peut-être qu’elle n’a jamais eu avec son mari.

« Ceux qui ne savent pas faire l’amour, font la guerre »

Le film laisse presque entrevoir une dimension magique, teintée de spiritualité et de surréalisme, somptueusement portée par des plans esthétiquement très travaillés, aux couleurs chatoyantes, faisant parfois oublier l’horreur du quotidien de Kaboul… Pourtant,  les réponses ne sont ni dans le Coran, ni dans quelconques tentatives d’explications religieuses :  il s’agit bien là d’un film sur l’émancipation d’une femme, sur le dévoilement d’une personnalité, d’une individualité et d’une histoire meurtrie qui se cache derrière les plis uniformisants d’une burqua.. Emancipation, libération du corps et de l’esprit, à  l’image de la transformation physique qui caractérise la star iranienne dans la dernière séquence du film, et ce sourire, si complice et pourtant si proche de la mort, qui nous rappelle  peut-être que la femme, promue dans le film au rang de Prophète,  reste le seul rempart contre l’obscurantisme.

Le sommeil d’or, documentaire flamboyant sur un cinéma oublié….

Paris gagné pour Davy Chou… dans son premier documentaire, le Sommeil d’or, le jeune réalisateur franco-cambodgien retrace l’épopée d’un cinema perdu dans les méandres de l’histoire.

Comment parler d’un cinéma dont il ne reste plus, ou quasi-plus, d’ images ?

Petit fils de Van Chann, un des plus importants producteurs cambodgiens des années 60, Chou Davy part sur les traces de ce cinéma. Un hommage familial, un devoir de mémoire aussi. En dehors des films de Rithy Panh, acclamés par la critique internationale, on connaît très peu le cinéma khmer…et celui des années 60 avait le noble privilège d’être un cinéma partagé de tous, populaire, que chacun s’approprierait pour mieux fuir le lourd quotidien de la guerre… Pourtant, le cinéma cambodgien a lui aussi connu son âge d’or…Avec plus de quarante salles des cinémas dans les années 60, et plus d’une centaine de productions par an, il n’en reste aujourd’hui quasiment rien…la plupart des salles sont devenues des squats délabrés, des espaces de jeux, des karaokés… Davy filme ces lieux perdus avec un certaine mélancolie , par des mouvements de caméras, tout en lignes et en sensualité.

En alternant témoignages d’anciens survivants de ce cinéma oublié ( le producteur Ly Bun Yim, Ly Sreang, l’actrice Dy Saveth..) , Chou Davy  fait ressurgir un art perdu, un patrimoine et avec lui la mémoire d’un peuple.

Le foisonnement artistique qui marque le Cambodge des années 60 se meurt rapidement avec l’arrivée de la barbarie qui plonge le pays dans un état de guerre et de terreur.17 avril 1975. Les Khmers rouges prennent Phnom Penh. La capitale cambodgienne est vidée, ses habitant envoyés au travail des champs dans les campagnes. Peu d’entre eux y survivent, l’ « homme nouveau »  qui caractérisait l’idéologie du génocide d’un peuple sur son propre peuple, s’apparente davantage à une utopie meurtrière. Bilan : sur 7 millions d’habitants, on compte environ un tiers de la population décimée. Et des centaines de films détruits.

Des histoires de dragon, d’hippocampes, d’homme se transformant en crocodile, d’hommes, des histoires dans lesquelles l’amour se mêlent au fantastique et à l’imaginaire enfouies dans les mémoires collectives et dont seuls aujourd’hui une poignée de survivants peuvent avoir le privilège d’évoquer.

Travail de mémoire qui sous tend un travail sur la parole des protagonistes. Le témoignage de Sreang est bouleversant. Ayant réussi à fuir les camps Khmers Rouges, arrivé en France, lui le producteur, l’amoureux du cinéma, se retrouve dans une modeste chambre de bonne et commence à entamer une carrière de chauffeur de taxi , pour continuer à vivre malgré tout, et se reconstruire. Ou comme celui de Dy Saveth, actrice phare : Puisqu’il reste ses photos des années de l ‘âge dor, punaisées sur les pans entiers des murs de son appartement, il restera tout de même quelque chose…des visages, des chansons… «  Ne pensons pas plus … » conclut fatalement Dy Saveth.

Et des seules images qui restent, le réalisateur choisit comme parti pris artistique, de les projeter sur un mur de brique, sous le regard d’une poignée de jeunes cambodgiens, au regard fascinés et interrogateur.Et la magie opère. Un documentaire qui ré-enchante un cinéma à jamais disparu, en l’investissant d’un mystère que le réalisateur a su avec brio nous laisser délicatement entrevoir…Sublimés par les musiques des films dont il ne peut montrer les images qui y sont associées, le film laisse le spectateur libre  : à lui de se construire des images et de recréer, à l’aune de sa propre imagination, le faste d’un art soudainement disparu.

C’est tout le pouvoir du cinema que de faire revivre un passé parfois trop rapidement englouti…

Une seconde femme : Il était une fois la bigamie…

Film autrichien de Umut Dag, avec Nihals Koldas, Begum Akkaya, Vedat Erincin, 2012

Ayse est une jeune fille turque de 19 ans. Dans son village natal, elle est promise à Haysan, un jeune homme issu d’une famille d’immigrés turcs installée à Vienne. Ayse quitte donc sa campagne turque pour suivre Haysan et sa belle famille vers l’Autriche. Epreuve diffcile et déchirante pour Ayse qui devra, au- delà du choc culturel, se confronter aux clivages familiaux et porter à elle seule, le poids de la tradition familiale.

A Vienne,  le secret jusque là porté par Fatma, la mère d’Haysan, se dévoile : devant la maladie qui la ronge, elle avait choisit Ayse non pas pour son fils, mais pour son mari.

Car être bigame est officiellement interdit par le code civil de la république laïque et jacobine fondée par Mustafa Kemal en 1926…

Qu’importe, dans le petit cocoon de cet appartement viennois, voilà donc Ayse promue au rôle de seconde épouse : à la fois amante et femme de maison, elle  devra assurer l’avenir des trois enfants si Fatma meurt, subvenir aux besoins du clan. Loin de montrer son héroïne comme une victime, le réalisateur choisit le parti-pris de la complicité entre les deux épouses, celle qui unit Fatma et Ayse, deux femmes de deux générations, qui se comprennent dans leur rôle respectif et dans le devoir commun qui les unit : celui d’assurer la filiation familiale, la préservation du prestige social et des traditions qui en découlent.  Dans l’intimité de l’univers clos de l’appartement sur lequel le réalisateur s’appui pour illustrer ce monde de femmes, le noyau familial est recrée pour Ayse. Elle se devra de protéger et d’honorer sa nouvelle famille.

Pourtant, ce tableau bien tranquille va laisser doucement entrevoir l’extérieur de ce cadre très conservateur. Fatma, de plus en plus malade, est transportée à l’hôpital. Voilà que les choses se compliquent lorsque l’on apprend soudainement, à travers une scène d’enterrement très appuyée, que ce n’est pas la mère que l’on pleure, mais le père, mort subitement. Traitre destinée qui va renverser les rôles et surprendre les attentes du spectateur. Si la mort d’un amour en donne naissance à un autre, qui remplacera le mari décédé ? La question n’est jamais explicitement posée entre les personnages, mais il va de soi que c’est naturellement vers Haysan qu’Ayse se tourne… peine perdue… Dans un scène troublante qui réunit les deux protagonistes dans la salle de bain, Haysan confie son secret, le tabou familial inavouable et honteux qui l’empêche de s’unir à Ayse.

Le chagrin pèse lourd, le temps passe. Se faisant embauchée dans un supermarché comme rangeuse de rayons, Ayse rencontre alors Osman, un jeune turc immigré comme elle, transi de désir pour elle.

Cet univers isolé  aux traditions surannées va alors progressivement subir les irrémédiables confrontations de moeurs: celles de la vie en Occident, la naissance du désir, les tabous cachés, la liberté. L’impossibilité pour Ayse d’être autre que la seconde épouse qu’elle doit être aux yeux de sa famille,  se fait sentir lorsque le spectre de la femme moderne auquel Ayse décidera de timidement se frotter, sera immédiatement avorté par une violence acharnée et vengeresse. Perte de l’honneur, perte du devoir, de la légitimité, Ayse est à la limite du reniement.

Ayse cristallise en elle toutes les frustrations, le poids des engagements face à la communauté, sur elle repose tout l’équilibre de cette famille paralysée  par le fardeau des traditions et qui se refuse à considérer l’autre comme une personne libre et autodéterminée : un premier film palpitant sur une émancipation « quasi » impossible.

 

Focus sur le réalisateur Umut Dag

Umut est l’ainé d’une famille d’immigrés à Vienne, où il a grandi. Après des études d’économie à la Vienne Business School, il commence à étudier l’économie du développement, la théologie et la pédagogie. Au fil des années Umut Dag se consacre de plus à plus à la réalisation de courts-métrages, et travaille dans le même temps pour l’Austrian Film Industry. Depuis 2006, il étudie la réalisation à l’Académie du Film de Vienne sous la direction de Peter Patzak et Michael Haneke. En 2011, Papa  gagne le First Step Award pour le meilleur moyen-métrage. Une seconde Femme  est son premier long-métrage.

Les Femmes du bus 678 : un thriller sur la condition féminine en Egypte

Les Femmes du Bus 678 : film égyptien de Mohamed Diab , avec Nahed El Sebaï, Bushra Rozza, Nelly Karim, Omar El Saeed, Bassem Samra

Voilà un film qui mérite d’être vu. Non pas parce que le premier film du réalisateur Mohamed Diab parvienne à se démarquer  par une certaine originalité esthétique et cinématographique, mais parce qu’il soulève le sujet, grave et délicat, de le reconnaissance de l’agression sexuelle comme délit dans un pays secoué aujourd’hui par un ébranlement social et politique : l’Egypte.

Si le film a été tourné en 2010, censuré dans son pays, il nous rappelle à quel point le chemin vers la démocratie et les droits humains est encore long à parcourir dans ce pays hier encore muselé par un rais indélogeable.

En Egypte, un fléau insidieux et impuni cultive les non dits et les peurs : selon un sondage,  83 % des Égyptiennes admettent, dans l’anonymat, avoir été victimes d’un harcèlement.C’est là le sujet central de ce film, mené avec brio et intelligence.

Les femmes du bus 678 met en en scène trois portraits de femmes, dont les destins vont peu à peu se croiser, à l’instar de ceux d’un autre film qui avait marqué les consciences féministes égyptiennes en 2010, « Femmes du Caire »  de Yousry Nasrallah.

Oui, car il s ‘agit bien là d’un film sur la condition féminine, qui montre sans juger.

Saba, Nelly et Fayza, ne se connaissent pas et n’ont rien en commun. A vrai dire , tout les sépare : l’une est belle et riche, mariée à un talentueux chirurgien, la seconde rêve de se frayer une carrière dans l’univers du «  stand-up »,et la troisième  est une petite employée administrative de milieu modeste marié à un gendarme. C’est à partir de cette dernière, Fayza, que l’histoire s’enclenche. Voile sur la tête, vêtements amples, Feyza longe les murs,  mais n’en peut plus de subir les attouchements sexuels des hommes qui se serrent à elle dans le bus 678 qui la conduit quotidiennement à son lieu de travail. Une pratique banalisée, hantise quotidienne, humiliation perpétuelle  pour assouvir désirs et frustrations cachées de la gente masculine. Fayza prend alors le taxi, où cette scène déroutante qui nous interpelle, et dans laquelle Fayza croise le regard de son chauffeur à travers le rétroviseur : pas un seul mot n’est échangé, mais les paroles de la mélodie sortant de la radio laisse présager la tonalité du film : «  Femme, sexe faible, c’est par toi que les maux arrivent ».

Commence alors le combat de Fayza, Seba et Nelly, toutes victimes à différentes échelles de ce mal ordinaire qui ronge l’Egypte en toute impunité. Dans un pays où règne la corruption et l’ascendant de l’homme sur la femme, la voix de la femme n’a pas de crédit, elle résonne comme une longue plainte silencieuse.

De la volonté de justice naît souvent la vengeance, froide et implacable, comme celle de Fayza, encouragée par Seba qui finit, telle une kamikaze, par s’attaquer à ses agresseurs avec son épingle à cheveux ; vengeance morale que celle de Nelly qui refuse de retirer sa plainte devant la pression sociale et familiale ; trois femmes prêtes à se dresser contre les barrières de la loi du silence, celle qui empêche le droit universel, la justice, la reconnaissance identitaire, et l’équité sociale. Si l’on comprend vite que la violence ne peut constituer une réponse fiable à celle des hommes, c’est vers une meilleure compréhension des rapports humains que les trois femmes apportent finalement leurs réponses , dans une société paralysée par ses propres codes moraux et par la difficulté de faire évoluer certaines mentalités.

Un regard acerbe sur une société bancale, relativement bien porté  par le biais fictionnel.

Il est nécessaire de rajouter que ce film s’inspire de faits réels : en accouchant du premier procès intenté contre agressions sexuelles en 2007, l’histoire de Nelly a marqué un tournant dans l’opinion égyptienne. Le vote d’une loi en 2009 reconnaissant l’agression sexuelle comme délit a permis que justice soit faite.  Et à Mohamed Diab de rajouter : «  Le vrai problème n’est pas la loi, mais le courage qu’il faut avoir pour une femme de mener ce combat. La question n’est fondamentalement pas au niveau politique ou juridique : elle est sociétale».

 C’est bien de cela dont il s’agit : un film sur l’honneur retrouvé d’être femme.

Bande annonce

De rouille et d’os : la grâce à l’état pur

Film français de Jacques Audiard, avec Mathias  Schoenaerts, Marion Cotillard, Bouli Lanners

De la douleur nait parfois l’humanité. Voilà ce qui pourrait résumer le dernier film de Jacques Audiard, sortie le 17 mai 2012 , en compétition au Festival De Cannes. Des films de Jacques Audiard ( De battre mon cœur s’est arrêté, Sur mes lèvres, Un prophète..) on connaît le côté sombre, leur âpreté, leur capacité exceptionnelle à montrer la lumière derrière cette noirceur toujours palpable.

Ici, le réalisme social est toujours présent, avec en filigrane les thèmes forts d’Audiard : la violence, la barbarie humaine, la rédemption, la relation père-fils.

Pourtant, adaptation du roman de Craig Davidson, De rouille et d’os est peut être le film le plus abouti et le plus éloquent du cinéaste.

Ali (Mathias Schoenaerts), jeune père marginal, erre sur les routes de France avec Sam , son fils de 5 ans, pour rejoindre le sud. La galère du quotidien, écumer les poubelles des wagons de TGV, voler pour subvenir aux besoins les plus primaires. Dans le sud, au soleil, c’est  à Cannes qu’Ali choisit de poser ses valises, chez sa sœur, caissière de supermarché,  avec qui les retrouvailles suggèrent un relationnel un peu tendu. Qu’importe, c’est peut être le début d’une nouvelle vie. Ali se fait embaucher en tant que videur à L’Annexe, une boîte de nuit Cannoise. Là, il y porte secours à Stéphanie (Marion Cotillard), une jeune femme qui dompte des orques au Maryland. Image déjà annonciatrice : Ali, en protégeant Stéphanie, se blesse les os de la main. Tout sépare ces deux êtres, mais la vie les rattrape quand Stéphanie, victime d’un accident lors d’une représentation d’orques dont elle est le chef d’orchestre, perd l’usage de ses deux jambes. Amputation, moignons, dépression. C’est alors la naissance d’une relation, qui n’a rien de conventionnelle, et qui avouons le, se détache explicitement du mélo pour aboutir vers une approche trash, déroutante, fascinante.

Ali est le dos réconfortant sur lequel Stéphanie peut s’appuyer pour tremper son corps dans la Méditerranée, Ali est « opé » ( c’est d’ailleurs tout ce qu’il trouve à dire à n’importe quelle proposition de Stéphanie), il rend service, couche avec elle pour la rassurer sur sa libido, Ali est mécanique, dur et tendre à la fois, décomplexé et distancié. Bref, c’est une « bête ». Stéphanie, elle, devient une amputée qui essaye de se remettre à marcher. Elle aussi mène un combat : le combat physique et mental de s’assumer en femme «  Robocop ».

Peut alors commencer entre les deux personnages une épopée intime, singulière, décomplexée, assumée, où chacun devient le soutien, l’appui de l’autre  et où les deux existences s’entremêlent : elle devient son manager de combats, la force qui le fait gagner, il devient pour elle celui qui lui fera accepter que son corps ne sera jamais plus le même.

Derrière ce tendre tout en muscle qu’est Ali, il y a la barbarie humaine, insidieuse, à laquelle il se trouve happé malgré lui : celle des combats qu’Ali mène pour gagner quelques centaines d’euros, barbarie sociale qui le poussera involontairement à faire licencier sa sœur, indifférence à l’égards du fils, Sam, qui grandit à l’ombre d’un père qui se nourrit d’images factices et  violentes sur la toile.  Pas de jugement manichéen de la part de Jacques Audiard, pas de consensus lénifiant, le réalisateur fait preuve de force dans son scénario : la vie n’est-elle pas elle même un dur combat ? En partant de ce constat, Audiard prend à contre pied ce que chacun pourrait juger comme condamnable : si les hommes sont pareils aux chiens, et aux animaux qui doivent se battre, la lutte, dans ce monde moderne écrasant et asphyxiant,  n’est-elle pas le sens même à donner à notre existence ?

Le basculement opéré par le scénario lors du départ d’Ali suite au licenciement de sa sœur, agit comme une rédemption qui devra passer nécessairement par la douleur, celle du fils que l’on a tout d’un coup peur de perdre, et celle de la main, brisée encore une fois pour sauver ceux qu’on aime, et pour devenir enfin un homme.

De deux écorchés vifs de la vie, lui sa main cassée, elle ses jambes en moins, Jacques Audiard dresse un portrait explicitement réaliste sur la société actuelle : celle qui demande aux marginalisés sociaux, aux handicapés physiques, de devoir se surpasser et s’imposer, à l’image de ces combats dans des lieux de seconde zone où l’homme sent le gout de son propre sang lorsque les coups se font trop forts.

Sans jamais tomber dans le piège du discours moralisateur et complaisant, Audiard agit avec finesse, délicatesse et surtout une extrême justesse dans ses mouvements de caméra, en laissant bien soin de montrer l’essentiel sans jamais exhiber de surcharges émotionnelles.

Une Marion Cotillard au sommet de son art, et un Mathias Schoenaerts qui confirme son talent, portés par des personnages secondaires flamboyants de réalisme: Bouli Lanners et Corinne Masiero.

Un film lumineux qui confirme encore une fois la grandeur du cinéma de Jacques Audiard et le place parmi les grands cinéastes français de notre époque.

Martha Marcy May Marlene, enchanteresse Elizabeth Olsen…

Martha Marcy May Marlene, film américain de Sean Durkin, avec Elizabeth Olsen, Christopher Abbott et Brady Corbet

Curieux titre que cette succession de prénoms… Pour son premier film, primé par le prix de la mise en scène au dernier festival de Sundance, Sean Durkin se lance dans l’épopée tragique d’une adolescente, Martha,   en proie à ses propres démons… Ses fantômes du passé, ce sont d’abord ceux d’un lieu, une ferme style Amish à quelques kilomètres de New York, dans laquelle la jeune femme vivait en communauté…. Dans cette ambiance semi hyppie qui rappelle celle de l’Amérique des années 70, les hommes mangent en silence avant les femmes, les vêtements se partagent et n’appartiennent à personne, la cigarette est bannie, tout comme l’alcool, l’autosuffisance alimentaire est de rigueur… on cultive, on jardine… Chacun doit trouver sa place dans cette «  grande famille ». Bref, ce qui semble de prime abord être un gentillet cadre de vie éloigné de toute société de consommation, dépouillé de toute contingence matérielle, devient vite pour Martha le lieu de sa propre perdition, une secte des monts Catskill dans laquelle elle n’aurait jamais du pénétrer… Il est toujours tant de fuir, pour retrouver la réalité égarée, perdue…

Pour retrouver un semblant de vie normale, Martha trouve refuge chez sa sœur, Lucy, à trois heures de route, dans une maison cossue qui domine un lac. C’est là où le travail de mise en scène opère admirablement. Par une succession de parallélismes construits entre le présent et le passé de Martha dans la secte, le réalisateur dessine les contours de la schizophrénie de l’adolescente, la paranoïa incessante, troublante, conséquence brutale d’un douloureux passé dont les traits se laissent entrevoir par petites touches à chaque séquence : le dépucelage « initiatique »de Martha par Patrick, le maniement des armes, les orgies collectives sous le regard manipulateur d’un gourou malsain, les petits larcins, puis, plus sombre, le meurtre gratuit d’un innocent … toujours un pas de plus franchi vers le mal, un mal que l’adolescente, proie fragile et docile, n’arrive plus à cerner tant l’emprise exercé sur elle est forte et indéfectible…

Servi par un montage remarquable, le réalisateur opère donc par petites touches, subtiles, dressant ainsi par instillation le portrait et le passif de ce personnage troublant, blessé, vidé.

 

Dans la relation qu’il dresse entre Martha et sa sœur Lucy, le réalisateur se montre d’une grande justesse : à aucun moment, Lucy et son mari n’arrivent à détenir le moindre détail de l’existence de Martha avant son arrivée, et pourtant, il y a ce lien fraternel qui unit les deux sœurs, qui pousse l’une à protéger l’autre… Mais cette union, pétrie d’amour et de bons sentiments, trouve elle aussi ses limites quand la folie de Martha s’insinue dans une vie de couple paisible et rangée, quand les repères sont perturbés, les plans de vie menacés, quand le quotidien devient lui même une épreuve traumatisante…Jusqu’à quel point sommes nous prêts à offrir notre aide quand notre propre vie comment à en pâtir ? Dans une scène accablante, Martha dénigre la médiocrité ambiante de son beau frère, dénonçant sa mesure du succès « par l’argent et les biens matériels »… Une allusion aux antipodes de son passé, où le simple fait d’ « exister » devait se suffire à lui même, suffire au bonheur, à l’extase, au moment présent. Douce illusion  dont l’héroïne ne parvient à se détacher, conditionnement psychologique qui l’éloignera de plus en plus de ceux pour qui l’instant présent se construit, ceux pour qui la vie a son importance et n’est pas le fruit d’une utopie factice…

Premier film réussit donc, porté par une photographie acidulée, alternant des compositions chromatiques aux grains qui rappellent ceux des clichés américains des années 70.La beauté visuelle fait d’ailleurs souvent écho à la plastique de certaines séquences du Virgin Suicides de Sofia Coppola.

Elizabeth Olsen incarne Martha, pour la première fois à l’écran, et excelle dans ce rôle de jeune fille éthérée, à la fois présente et absente, douce, flottante, avec cette retenue touchante qui lui permet d’incarner pleinement, et admirablement les tourments de son personnage. Une révélation.

Le Cheval de Turin, éloge de la lenteur…

Le Cheval de Turin,  film hongrois de Béla Tarr, avec Erika Bok et Mihaly Kormos, 2011

Gare à celui qui s’aventure dans le cinéma du réalisateur hongrois Bela Tarr… Non aguerri, le spectateur peut être dérouté, troublé…il en sortira souvent las, fatigué, pris d’un extrême dégoût…ou à l’inverse, ce cinéma ne suscitera rien moins que du pur émerveillement, dont seulement  quelques mordus savent se targuer.

Parce que les films de Béla Tarr sont longs, très longs… on connaît le cinéaste pour l’étirement de ses scènes à l’extrême, ses interminables plans séquences qui nous tiennent jusqu’à l’épuisement… Le dernier film de Bela Tarr, Le Cheval de Turin, couronné de l’Ours d’Argent à La Berlinale en février dernier, demeure dans cette veine artistique, que les uns loueront, les autres détesteront.

 Le film s’ouvre sur une voix off : en 1889, Nietzsche enlaça un cheval entêté qui refusait d’obéir à son cocher. Depuis ce moment, et pour les dix années qui en suivirent,   le philosophe sombra dans la folie… Aucune allusion à Nietzsche tout au long de ce film, mais la figure du cheval y fait étrangement résonance, comme un avertissement prophétique auquel le spectateur ne peut échapper…

Une narration simple occupe les deux heures trente de film : un vieux cocher et sa fille, vivant isolés et pauvres dans une ferme, effectuent chaque jour les mêmes gestes… on se lève, on boit un verre de palinka, on sort le cheval et la charrette de l’écurie…un cheval qui se refuse à avancer… désespérément, on le rentre à nouveau dans l’écurie, on va chercher l’eau dans le puits, on prépare le repas, deux pommes de terre chaudes qu’on dévore en se brûlant les doigts dans un silence solennel, puis on s’assoit devant la fenêtre pour observer la tempête qui sévit au dehors… On ne se parle pas, on se regarde encore moins. Rituel morne et ennuyeux, rythme de la vie paysanne, où chaque jour se ressemble inlassablement, où le moindre détail a valeur de rituel quotidien… En construisant son film sur une durée de six jours, le cinéaste introduit petit à petit dans ce recommencement angoissant, des détails , des rencontres, qui viennent soutenir un climat surnaturel et empli de mysticisme dans ce quotidien pourtant si banal et si brut.

Puis c’est la venue de tsiganes, celle  d’un riche voisin qui s’étend dans un long et poétique monologue sur la vengeance de la nature envers les hommes… inexplicablement, c’est aussi la pénurie d’eau dans le puits, la tentative échouée d’exil, la solitude à nouveau, le feu qui ne veut plus éclairer, puis la déchéance humaine,  physique et morale…

Si  l’on doit admettre le caractère profondément pessimiste, noire, et radical du Cheval de Turin, il faut en souligner les aspects de formes.

D’abord le son… à travers deux heures et demi de film, il y a les silences, cet accompagnement d’orgue et de violon qui agit comme une prédiction liturgique, et le bruit du vent, de la tempête, qui laisse entendre des cris sourds et lointains, comme une menace plaintive que les deux protagonistes, terrés dans leur modeste chaumière,  ne savent ou ne veulent pas entendre… Travail sonore incroyablement percutant, qui porte le spectateur dans un état hypnotique , voire second.

S’ajoutent à cela, ces fameux plans séquences, pénibles ou jouissifs , mais d’une beauté plastique évidente. Chaque plan s’observent comme de véritables tableaux, le caractère anodin des gestes et des actions des personnages, si vils et ordinaires soient-ils, deviennent emplis de grâce : avec quasiment aucuns dialogues, une image magnifiée par un grain noir et blanc, et grâce à des mouvements de caméras travaillés, le cinéaste parvient à rendre poétique et hypersensible un univers à l’apparence dure et froide.  Derrière l’élémentaire du quotidien, il y a une dimension quasi-philosophique et surréaliste que Bela Tarr réussit magistralement à transcrire à travers une composition esthétique formidablement belle.

Le cheval, pour sa part, devient en lui même un élément perturbateur, un point de non retour dans la narration. A travers des gros plans somptueux, le cheval nous regarde, nous épie, à tel point que nous en sommes presque à nous demander si lui aussi ne constitue pas un personnage à part entière de ce récit…

Ce qui se passe dans ce film est à réinventer par quiconque l’aura vu.

Le père et sa fille, à l’instar de cette musique lancinante et ce bruit du vent qui nous aliène, demeurent seuls et imperturbables devant ce qui se présente, de façon surnaturelle, comme la fin évidente du monde….

Alors oui, c’est très long, et oui « il ne se passe pas grand chose » comme on dit souvent lorsque notre soif d’action n’est pas assouvie, à l’heure où nous préférons « regarder » mais non plus «  contempler »… mais si l’on peut se persuader parfois que le cinéma n’est pas juste un objet de divertissement prêt à consommer,  Le Cheval de Turin fait partie de ce cinéma d’auteur qui mérite d’être vu, parce qu’il est peut être le dernier film d’un réalisateur qui, parmi bien d’autres évidemment,  a su se distinguer par sa façon de faire du cinéma et à envisager le septième art comme un terreau expérimental d’expression formelle, un laboratoire d’images et d’histoires non conventionnelles…

Les cuillères, ces sculptures accessoirement oeuvres d’art…


Femme Cuillère : Alberto Giacometti

Pour nous autres occidentaux, la « sculpture cuillère » commence avec cette forme surréaliste, La Femme Cuillère (1926), une des premières œuvres d’Alberto Giacometti. Etrangement ressemblante aux formes brutes et arrondies propres aux cuillères Dan, il est indéniable de constater qu’une fois de plus, un des plus grands artistes du XXème siècle ( à l’instar de ses pairs Picasso, Matisse , et des maîtres du surréalisme) a trouvé sa source d’inspiration dans les formes abstraites , résolument modernes et avant-guardistes de l’art africain, dont les façonneurs et les sculpteurs, sont restés, eux, secrètement anonymes.

Il est risqué de prétendre écrire un billet exhaustif sur ces splendides compagnons du quotidien, je m’en limiterai donc à celles qui ont éveillé le plus ma curiosité.

La cueillère DAN

 Les Dans constituent une ethnie peuplant la Côte d’Ivoire, la Guinée et le Nord Est du Libéria. Les Dans mangent sans couverts et avec leur main droite. Pour les Dans, trois catégories de cuillères se dessinent :

les Miana (petites cuillères des vieillards) destinées aux personnes âgées : instruments extrêmement rares et précieusement gardés par les anciens du village, elles héritent souvent de noms affectueux donnés par leurs propriétaires , comme «  Je ne te blâme pas si je n’ai pas assez à manger ».

Les Ya Bo sie mia, ces cuillères destinées à la femme servant à sortir le riz de la marmite et à remuer la sauce.

Les Wa ke mia, ces grandes cuillères cérémonielles pouvant atteindre 70 cm de long sont décorées d’une coupe , d’un ornement ou d’une grosse tête au bout de leur manche. Peu utilisées, elles servent surtout une fonction rituelle, donnant à symboliser la quantité de riz qu’une femme Dan est prête à offrir à son hôte : signe d’hospitalité, d’ouverture, d’accueil de l’étranger, détenu par « la femme la plus hospitalière d’un village », la wunkirle, une travailleuse admirée et admirable, apte à accueillir n’importe quel étranger sur son passage, à lui fournir des vivres et de la nourriture, à préparer les repas de fêtes pour les grandes cérémonies d’initiation.  Pour ce faire, la wunkirle a besoin de l’aide d’un esprit, qui se manifeste dans ces grandes cuillères. C‘est dans ces cuillères, ces récipients matériels, que les esprits viennent aider et soutenir la wunkirle.

Hans Himmelheber, dans Le livre édité par le musée Dapper, et dédié aux cueillères, narre cette histoire surprenante, incarnation de la présence animiste : «  Il est possible qu’un jour, une cueillère de wunkirle se sauve et se cache parce qu’elle est effrayée par le passage d’un Blanc. Après la mort d’une wunkirle, un tel évènement peut survenir :

     Mais une nuit, apparut dans le rêve de la première femme du ménage l’esprit de la cuillère qui lui demanda d’avoir soin de  lui et dorénavant de l’utiliser,

Elle répondit : Volontiers, mais tu n’es pas là !

-Je me suis seulement cachée pour que vous ne me vendiez pas au Blanc. Regarde, demain matin, dans la paille du toît, j’y serai !

Le lendemain matin, dans la paille du toit indiqué, la cuillère était là . »

    Esprits de cuillères qui se manifestent aussi en l’absence d’humain ! :

 « Un matin, une cuillère avait perdu une pointe au bout de son manche :

La nuit, elle avait participé à une réunion d’esprits de cuillères et s’était seulement disputée avec une autre cuillère qu’elle s’en était cassé une pointe. »

Fascinants récits de ces esprits invisibles, véritable personnification de l’objet aux pouvoirs évocateurs, doté d’une âme qui vient s’immiscer dans les affaires des vivants.

Faisons un petit détour chez les Guros : Peuples de Côte d’Ivoire centrale, les Guros sont traditionnellement des cultivateurs sédentaires. Les cuillères Guro sont travaillées, souvent dotées d’un manche décoré, elles sont la possession de familles riches et aisées. Conservées comme un trésor précieux par le chef de village, elles sont des « esprits auxiliaires », destinés à éloigner le malheur de la famille. Les cuillères Guros nous offrent une extrême diversité dans les styles, les formes et les approches, faisant de cette production l’une des plus riches d’Afrique Noire.

Les petites cullières sont souvent ornées  d’éléments décoratifs au bout des manches, rappelant des motifs animaliers : un buffle, un éléphant ou un léopard, animaux puissants et symboliques dans la mythologie Guro. Ces objets ne sont quasiment plus utilisés aujourd’hui  et peu de personnes sont en mesure d’affirmer si ces éléments décoratifs étaient porteurs d’une signification particulière pour leurs propriétaires.

 

Penchons nous un instant également sur ces cuillères Lega ( Afrique Centrale) en ivoire, d’une élégance et d’une pureté exemplaires. Leur aspect, allant du blond au rouge sombre, semble avoir été travaillé volontairement, au terme d’une usure précautionneuse. Daniel Biebuyck, qui a longtemps étudié l’ethnie Lega , en souligne les raisons : « La figurine d’ivoire qui quitte l’atelier du sculpteur est inachevée, car il lui manque la patine à tonalité rouge ou jaune qui vient avec l’usage. L’acte de consécration par l’utilisation donnent aux objets d’art leur fini caractéristique et leur riche patine. Il s’agit de «  mettre en harmonie », « produire l’unisson ». C’est encore une référence à la beauté. Les initiés donnent à la figurine le même traitement d’huile, de poudre rouge, et de parfum qu’ils donnent à leur propres corps ».

Cuillère Lega / Congo

L’usage de l’objet ne fait qu’un avec l’usage du corps, et c’est notre propre rapport à la fabrication des objets qui en est bouleversé. Nous qui cherchons la perfection à travers un objet totalement « fini », la tradition africaine, elle , fait vivre son objet par l’usure du temps,  par la charge symbolique de l’imperfection de sa matière, qui le façonne, le modèle, le polit lentement jusqu’à atteindre un idéal de beauté.

Si l’ivoire est souvent considéré comme matière inférieure au bois chez les africains, il est chez les Lega, à l’inverse, l’incarnation même de la force vitale.

En Afrique, la cuillère n’est ainsi pas seulement un ustensile pratique. S’il convient qu’elle sert une part de sacré en étant un contenant de nourriture, elle est encore, dans beaucoup de sociétés traditionnelles africaines, un objet révélateur de rituels et d’expériences spirituelles, dont la richesse et la diversité esthétiques nous amènent à porter un regard nouveau sur ces petits matériaux du quotidien… Loin d’être un objet « minoré », la cuillère en Afrique ( tout comme les appuis tête, les peignes, les bancs…) mérite toute sa place d’œuvre d’art, tant ses expressions artistiques, dans la forme et la charge culturelle, rejoignent celles de la majestueuse statuaire africaine, mélange de virtuosité , de maîtrise, et de force symbolique.

Cuillères Dan

Ngbandi/Zaire

L’Autre Rive, conte moderne en terre Caucase

L’Autre Rive, film franco-géorgien de Georges Oshavili, avec Tedo Bekhauri, Galoba Gambaria, 2010.

Le cinéma réserve parfois de belles surprises, inattendues, impromptues. C’est par un jour d’hiver 2010 que je suis rentrée dans cette petite salle du cinéma MK2 Beaubourg, voir ce « petit » film, premier long métrage du réalisateur géorgien Georges Oshavili, dont je ne savais rien… mais c’est parfois lorsqu’on ne sait rien, que rien ne nous attends ni ne nous prédispose, et que seule la curiosité nous amène à pénétrer la salle obscure, que l’on découvre les plus jolis films, ces films qui nous donnent cette sensation que le cinéma a et aura toujours des choses à nous dire…

La compréhension de cette histoire mérite un bref retour sur le contexte politique dans lequel nous porte Georges Oshavili. Géorgie, années 90. Un conflit séparatiste déchire L’Abkhazie, province russe à la frontière géorgienne. Guerre fantôme, tourmentée et méconnue, c’est selon le réalisateur, «une période très dure pour notre pays, après le premier conflit géorgien-abkhaze, en 1992, 300 000 personnes devinrent des déplacés internes, réfugiés fuyant les bombardements et l’armée russe. La majorité a trouvé refuge à Tbilissi, mais il n’y avait aucune aide sociale pour eux, à l’époque.»

C’est cet état permanent de « seconde zone », esprits fantômes de ces territoires qui n’existent pas, et dont les pays frontaliers trouvent des intérêts stratégiques majeurs à les maintenir en guerre, que le cinéaste nous laisse entrevoir…

A travers l’histoire universelle, il y a un destin particulier, celui de Tedo, 12 ans, un enfant qui louche.

Visage frêle, naïf et expressif que celui de Tedo… Ayant fuit la guerre civile de leur province natale, l’Abkhazie, il vit seul avec sa mère dans un taudis de Tbilissi. Une mère perdue, l’air hébétée, réduite à vendre son corps sous le regard désespéré et honteux de son fils.

Tedo, lui, pour retrouver la dignité perdue de sa mère, tente de récupérer de l’argent en menant de petits larcins. Mais le véritable souhait de Tedo, c’est de retrouver son père, laissé huit ans plus tôt en Abkhazie, là bas au delà des frontières, sur l’ « autre rive »…un père qui n’a pas pu fuir avec sa famille la guerre qui ravageait sa province natale.  Tedo se prépare alors à un voyage, un voyage vers l’autre rive, celle qui sépare la Géorgie de l’Abkhazie, un voyage semé d’embûches, de rencontres, terrifiantes, belles parfois…le parcours d’un enfant vers ses origines, la prise de conscience d’une humanité blessée par la guerre, asséchée, endurcie, froide comme la neige qui recouvre les paysages mornes et mélancoliques de cette Caucase meurtrie. Par un décor épuré et symbolique, le film dresse une illustration flagrante de l’ancien empire soviétique : ses immeubles abandonnés, ces ruelles sombres et désertes, ces façades de béton éventrées, ces espaces deshumanisés et cette dureté palpable dans les visages et dans les cœurs…

S’entame alors un road-movie poétique, où le récit s’appuie sur des scènes longues, parfois totalement dénuées de dialogues, où les silences et les expressions des visages en disent bien davantage que des discours bavards et trop évidents.

Tedo, pour se protéger, fait semblant d’être sourd et muet. Se protéger de la folie des hommes, de l’agressivité, de la possibilité de découvrir qu’il est géorgien sur cette terre russe et donc ennemie : mieux vaut se terrer dans le silence, feindre l’incommunicabilité pour mieux fuir la violence des hommes, s’évader dans un ailleurs possible en fermant très fortement les yeux.

L’enfant est secoué, trimballé comme un pion dont on ne sait que faire, chassé d’un train, d’une voiture, d’un camion, en charrette… Tedo subit, Tedo se confronte à l’adversité.

Et pourtant, jamais une once de misérabilisme facile ne domine cette mise en scène simple et juste, ce petit héros de Tedo ne se laisse jamais envahir par le désespoir, dans son ultime confiance en l’homme, il est parfois déçu, mais il continue, il a un combat à mener, un père à retrouver. Dans un pays effrayé et effrayant, Tedo est spectateur impuissant de ce mal propre à l’être humain : le viol d’une jeune femme, le meurtre d’un innocent à la frontière Abkhaze, l’abandon au coin d’une route lorsque le chauffeur d’un camion découvre qu’il est géorgien.

 Mais il y aussi ces bulles d’espoirs, ces scènes toutes en retenue et en pudeur où l’amour et la compassion pointent discrètement leur nez, à l’instar de ce couple russe qui accueille Tedo et qui, de la méfiance à la tendresse, fait revivre le temps d’un soir l’amour du fils perdu. Alors l’enfant qui louche n’est plus l’ennemi d’antan, et le monde, dont la violence est souvent inéluctable, n’est peut être pas aussi insupportable. Et comme la résonnance de cette musique frénétique qui fait danser Tedo dans la dernière séquence du film, il y a l’espoir de trouver une place parmi les hommes, si infime soit-elle…

 Notons le jeu d’acteur de Tedo,  tout simplement brillant, hors du commun. Peu d’acteurs « aux yeux qui louchent », depuis Ben Turpin, ont fait naître de véritables personnages. Dans ce rôle de Petit Poucet perdu en quête de la figure paternelle, à travers ce regard qui ne nous regarde jamais droit, Tedo fait transparaître une vraie tendresse, celle d’un « anti-héros » à l’ humanité flagrante, un mélange d’innocence fragile et d’entêtement volontaire et courageux qui porte à lui seul le film, et le fait basculer vers un conte initiatique, terrible parfois, mais subtilement délicat.

 L’Autre Rive fait partie de ce cinéma d’auteur que j’aime, un cinéma qui en dit long sur le monde dans lequel nous vivons.

Un coup d’éclat.

Sélectionné à Berlin en 2009, le film a remporté le Prix du Meilleur Film aux Festivals de Wiesbaden, Seattle, Grenade, Paris Cinéma, Erevan, Copenhague, Kiev et Rome, le Prix Spécial du Jury à Belgrade et Anapa, le Prix du Meilleur Réalisateur à Antalya. « L’autre rive » représentait la Géorgie pour l’Oscar du Meilleur Film Etranger 2010 ; il fut l’un des cinq nommés pour le Prix Découverte de l’Académie Européenne du Cinéma.

 

 

We need to talk about Kevin, le mal se pare de rouge

We need to talk about Kevin, de Lynne Ramsay, avec Tilda Swinton, John C. Reilly et Ezra Miller

We need to talk about Kevin est un de ces films « choc », effroyable, dérangeant.

Relatant la relation haineuse entre une mère, Eva, et son fils Kevin, le dernier film de Lynne Ramsay, adapté du roman éponyme de Lionel Shriven, est d’une grande audace formelle.

Le récit, construit en multiples flashbacks, fait transparaitre l’analyse d’Eva sur son passé et les possibilités et cheminements qui ont conduit Kevin à l’irréparable. Qu’a t-elle omis dans l’éducation du jeune homme ? Comment en arriver à ce point ultime de déchainement de violence ? Est-ce de sa faute ? … ou le mal était-il inné chez son rejeton ?

C’est à ces questions, difficiles, délicates et ambigües, que tente de répondre le film, à travers un rythme et une narration impeccables et implacables.

Eva a mis entre parenthèses sa vie professionnelle pour se consacrer à l’éducation de son enfant. Mariée à Franklin, un compagnon aimant interprété par John C.Reilly ( on se souvient d’ailleurs du rôle similaire qu’il tenait dans The Hours, à se demander si l’incarnation de tendre mari se voilant la face est devenu sa spécialité…), Eva donne naissance à Kevin. On découvre cette scène troublante où, faisant suite à l’accouchement, Eva reste terrée, livide et inerte dans son lit d’hôpital alors que Franklin cajole mielleusement le nouveau né.  La suite n’en est que moins terrible. Cet enfant n’en finira pas de devenir un cauchemar pour Eva. Des pleurs incessants, une indifférence et une cruauté affichée pour celle qui l’a mis au monde, un refus de s’exprimer, de dire «  maman », de vivre , d’aimer. Son regard noir, pénétrant, et provocateur perturbe autant qu’il met mal à l’aise. Sous ce visage d’ange se cache l’incarnation du mal…

Et ce mal, c’est la couleur rouge qui vient l’appuyer tout au long du film, comme un fil conducteur laissant présager le pire. Dans les toutes premières séquences du film, Eva s’enivre dans une orgie de sauce tomate propre aux férias sud-américaines, ou encore Eva, devenu paria dans sa propre ville, tente inlassablement de retirer la peinture rouge qu’on lui a versé sur sa façade : le rouge, toujours le rouge… Rouge du sang, Rouge du crime, le Rouge que son propre enfant a fait coulé… Difficile à effacer, à oublier…

Et pourtant, le film est loin de proposer une approche unilatérale et manichéenne.

Cette mère, s’il convient qu’elle emporte l’empathie du spectateur, n’en est pas moins ambiguë, et l’on peut subrepticement opérer à une inversion des rôles … Si le fils est effectivement le monstre qui est dépeint de façon probante, deux scènes clés instaurent néanmoins le doute : la première, dans laquelle Eva, tenant son bébé dans les bras, lui murmure : « You Know Mummy was happy before you were born ? » (« Tu sais que maman était heureuse avant que tu naisses ? »), et l’autre, caustique, où la mère emmène son fils à une partie de mini-golf et se met à juger lourdement les «  gros » qui n’arrêtent pas de « bouffer » et de se « gaver » : dureté évidente que le fils ne manquera pas de lui faire rappeler comme caractère qu’il tiendrait de sa mère…Difficile rapports mère-fils donc, teintée de longs silences, d’une impossible communicabilité, d’amertume, de rancœurs et d’incompréhensions, qui trouveront leur paroxysme dans la mise en œuvre minutieuse de l’impensable.

We need to talk about Kevin est bien plus qu’un simple thriller, c’est une épopée moderne sur la difficulté d’aimer, sur ce poids lourds et écrasant de certaines mères à devoir « aimer à tout prix » le fruit de leurs entrailles, même quand ceux-ci prennent la forme d’un monstre haineux.

Il nous invite à réfléchir sur la difficulté à élever un enfant, et la responsabilité qui en engage les parents, et la culpabilité et la confusion des sentiments qui parfois en découle. A qui la faute ? la mère ? le fils ? le père ? Lynne Ramsay nous laisse seuls juges, et c’est toute la force de son film.

La réalisatrice parvient à nous plonger dans la détresse abyssale de cette mère, complexe, en proie à ses propres troubles et névroses, seule dans ce face-à-face meurtrier , servi par une mise en scène flamboyante et un récit « en tiroirs » dont on ne s’égare jamais.

Magistrale Tilda Swinton, qui aurait largement mérité, ex aequo avec Kristen Dunst, le prix d’interprétation féminine à Cannes en mai dernier…

Glaçant et puissant.

Propulsé par WordPress.com.