L’Autre Rive, conte moderne en terre Caucase

L’Autre Rive, film franco-géorgien de Georges Oshavili, avec Tedo Bekhauri, Galoba Gambaria, 2010.

Le cinéma réserve parfois de belles surprises, inattendues, impromptues. C’est par un jour d’hiver 2010 que je suis rentrée dans cette petite salle du cinéma MK2 Beaubourg, voir ce « petit » film, premier long métrage du réalisateur géorgien Georges Oshavili, dont je ne savais rien… mais c’est parfois lorsqu’on ne sait rien, que rien ne nous attends ni ne nous prédispose, et que seule la curiosité nous amène à pénétrer la salle obscure, que l’on découvre les plus jolis films, ces films qui nous donnent cette sensation que le cinéma a et aura toujours des choses à nous dire…

La compréhension de cette histoire mérite un bref retour sur le contexte politique dans lequel nous porte Georges Oshavili. Géorgie, années 90. Un conflit séparatiste déchire L’Abkhazie, province russe à la frontière géorgienne. Guerre fantôme, tourmentée et méconnue, c’est selon le réalisateur, «une période très dure pour notre pays, après le premier conflit géorgien-abkhaze, en 1992, 300 000 personnes devinrent des déplacés internes, réfugiés fuyant les bombardements et l’armée russe. La majorité a trouvé refuge à Tbilissi, mais il n’y avait aucune aide sociale pour eux, à l’époque.»

C’est cet état permanent de « seconde zone », esprits fantômes de ces territoires qui n’existent pas, et dont les pays frontaliers trouvent des intérêts stratégiques majeurs à les maintenir en guerre, que le cinéaste nous laisse entrevoir…

A travers l’histoire universelle, il y a un destin particulier, celui de Tedo, 12 ans, un enfant qui louche.

Visage frêle, naïf et expressif que celui de Tedo… Ayant fuit la guerre civile de leur province natale, l’Abkhazie, il vit seul avec sa mère dans un taudis de Tbilissi. Une mère perdue, l’air hébétée, réduite à vendre son corps sous le regard désespéré et honteux de son fils.

Tedo, lui, pour retrouver la dignité perdue de sa mère, tente de récupérer de l’argent en menant de petits larcins. Mais le véritable souhait de Tedo, c’est de retrouver son père, laissé huit ans plus tôt en Abkhazie, là bas au delà des frontières, sur l’ « autre rive »…un père qui n’a pas pu fuir avec sa famille la guerre qui ravageait sa province natale.  Tedo se prépare alors à un voyage, un voyage vers l’autre rive, celle qui sépare la Géorgie de l’Abkhazie, un voyage semé d’embûches, de rencontres, terrifiantes, belles parfois…le parcours d’un enfant vers ses origines, la prise de conscience d’une humanité blessée par la guerre, asséchée, endurcie, froide comme la neige qui recouvre les paysages mornes et mélancoliques de cette Caucase meurtrie. Par un décor épuré et symbolique, le film dresse une illustration flagrante de l’ancien empire soviétique : ses immeubles abandonnés, ces ruelles sombres et désertes, ces façades de béton éventrées, ces espaces deshumanisés et cette dureté palpable dans les visages et dans les cœurs…

S’entame alors un road-movie poétique, où le récit s’appuie sur des scènes longues, parfois totalement dénuées de dialogues, où les silences et les expressions des visages en disent bien davantage que des discours bavards et trop évidents.

Tedo, pour se protéger, fait semblant d’être sourd et muet. Se protéger de la folie des hommes, de l’agressivité, de la possibilité de découvrir qu’il est géorgien sur cette terre russe et donc ennemie : mieux vaut se terrer dans le silence, feindre l’incommunicabilité pour mieux fuir la violence des hommes, s’évader dans un ailleurs possible en fermant très fortement les yeux.

L’enfant est secoué, trimballé comme un pion dont on ne sait que faire, chassé d’un train, d’une voiture, d’un camion, en charrette… Tedo subit, Tedo se confronte à l’adversité.

Et pourtant, jamais une once de misérabilisme facile ne domine cette mise en scène simple et juste, ce petit héros de Tedo ne se laisse jamais envahir par le désespoir, dans son ultime confiance en l’homme, il est parfois déçu, mais il continue, il a un combat à mener, un père à retrouver. Dans un pays effrayé et effrayant, Tedo est spectateur impuissant de ce mal propre à l’être humain : le viol d’une jeune femme, le meurtre d’un innocent à la frontière Abkhaze, l’abandon au coin d’une route lorsque le chauffeur d’un camion découvre qu’il est géorgien.

 Mais il y aussi ces bulles d’espoirs, ces scènes toutes en retenue et en pudeur où l’amour et la compassion pointent discrètement leur nez, à l’instar de ce couple russe qui accueille Tedo et qui, de la méfiance à la tendresse, fait revivre le temps d’un soir l’amour du fils perdu. Alors l’enfant qui louche n’est plus l’ennemi d’antan, et le monde, dont la violence est souvent inéluctable, n’est peut être pas aussi insupportable. Et comme la résonnance de cette musique frénétique qui fait danser Tedo dans la dernière séquence du film, il y a l’espoir de trouver une place parmi les hommes, si infime soit-elle…

 Notons le jeu d’acteur de Tedo,  tout simplement brillant, hors du commun. Peu d’acteurs « aux yeux qui louchent », depuis Ben Turpin, ont fait naître de véritables personnages. Dans ce rôle de Petit Poucet perdu en quête de la figure paternelle, à travers ce regard qui ne nous regarde jamais droit, Tedo fait transparaître une vraie tendresse, celle d’un « anti-héros » à l’ humanité flagrante, un mélange d’innocence fragile et d’entêtement volontaire et courageux qui porte à lui seul le film, et le fait basculer vers un conte initiatique, terrible parfois, mais subtilement délicat.

 L’Autre Rive fait partie de ce cinéma d’auteur que j’aime, un cinéma qui en dit long sur le monde dans lequel nous vivons.

Un coup d’éclat.

Sélectionné à Berlin en 2009, le film a remporté le Prix du Meilleur Film aux Festivals de Wiesbaden, Seattle, Grenade, Paris Cinéma, Erevan, Copenhague, Kiev et Rome, le Prix Spécial du Jury à Belgrade et Anapa, le Prix du Meilleur Réalisateur à Antalya. « L’autre rive » représentait la Géorgie pour l’Oscar du Meilleur Film Etranger 2010 ; il fut l’un des cinq nommés pour le Prix Découverte de l’Académie Européenne du Cinéma.

 

 

We need to talk about Kevin, le mal se pare de rouge

We need to talk about Kevin, de Lynne Ramsay, avec Tilda Swinton, John C. Reilly et Ezra Miller

We need to talk about Kevin est un de ces films « choc », effroyable, dérangeant.

Relatant la relation haineuse entre une mère, Eva, et son fils Kevin, le dernier film de Lynne Ramsay, adapté du roman éponyme de Lionel Shriven, est d’une grande audace formelle.

Le récit, construit en multiples flashbacks, fait transparaitre l’analyse d’Eva sur son passé et les possibilités et cheminements qui ont conduit Kevin à l’irréparable. Qu’a t-elle omis dans l’éducation du jeune homme ? Comment en arriver à ce point ultime de déchainement de violence ? Est-ce de sa faute ? … ou le mal était-il inné chez son rejeton ?

C’est à ces questions, difficiles, délicates et ambigües, que tente de répondre le film, à travers un rythme et une narration impeccables et implacables.

Eva a mis entre parenthèses sa vie professionnelle pour se consacrer à l’éducation de son enfant. Mariée à Franklin, un compagnon aimant interprété par John C.Reilly ( on se souvient d’ailleurs du rôle similaire qu’il tenait dans The Hours, à se demander si l’incarnation de tendre mari se voilant la face est devenu sa spécialité…), Eva donne naissance à Kevin. On découvre cette scène troublante où, faisant suite à l’accouchement, Eva reste terrée, livide et inerte dans son lit d’hôpital alors que Franklin cajole mielleusement le nouveau né.  La suite n’en est que moins terrible. Cet enfant n’en finira pas de devenir un cauchemar pour Eva. Des pleurs incessants, une indifférence et une cruauté affichée pour celle qui l’a mis au monde, un refus de s’exprimer, de dire «  maman », de vivre , d’aimer. Son regard noir, pénétrant, et provocateur perturbe autant qu’il met mal à l’aise. Sous ce visage d’ange se cache l’incarnation du mal…

Et ce mal, c’est la couleur rouge qui vient l’appuyer tout au long du film, comme un fil conducteur laissant présager le pire. Dans les toutes premières séquences du film, Eva s’enivre dans une orgie de sauce tomate propre aux férias sud-américaines, ou encore Eva, devenu paria dans sa propre ville, tente inlassablement de retirer la peinture rouge qu’on lui a versé sur sa façade : le rouge, toujours le rouge… Rouge du sang, Rouge du crime, le Rouge que son propre enfant a fait coulé… Difficile à effacer, à oublier…

Et pourtant, le film est loin de proposer une approche unilatérale et manichéenne.

Cette mère, s’il convient qu’elle emporte l’empathie du spectateur, n’en est pas moins ambiguë, et l’on peut subrepticement opérer à une inversion des rôles … Si le fils est effectivement le monstre qui est dépeint de façon probante, deux scènes clés instaurent néanmoins le doute : la première, dans laquelle Eva, tenant son bébé dans les bras, lui murmure : « You Know Mummy was happy before you were born ? » (« Tu sais que maman était heureuse avant que tu naisses ? »), et l’autre, caustique, où la mère emmène son fils à une partie de mini-golf et se met à juger lourdement les «  gros » qui n’arrêtent pas de « bouffer » et de se « gaver » : dureté évidente que le fils ne manquera pas de lui faire rappeler comme caractère qu’il tiendrait de sa mère…Difficile rapports mère-fils donc, teintée de longs silences, d’une impossible communicabilité, d’amertume, de rancœurs et d’incompréhensions, qui trouveront leur paroxysme dans la mise en œuvre minutieuse de l’impensable.

We need to talk about Kevin est bien plus qu’un simple thriller, c’est une épopée moderne sur la difficulté d’aimer, sur ce poids lourds et écrasant de certaines mères à devoir « aimer à tout prix » le fruit de leurs entrailles, même quand ceux-ci prennent la forme d’un monstre haineux.

Il nous invite à réfléchir sur la difficulté à élever un enfant, et la responsabilité qui en engage les parents, et la culpabilité et la confusion des sentiments qui parfois en découle. A qui la faute ? la mère ? le fils ? le père ? Lynne Ramsay nous laisse seuls juges, et c’est toute la force de son film.

La réalisatrice parvient à nous plonger dans la détresse abyssale de cette mère, complexe, en proie à ses propres troubles et névroses, seule dans ce face-à-face meurtrier , servi par une mise en scène flamboyante et un récit « en tiroirs » dont on ne s’égare jamais.

Magistrale Tilda Swinton, qui aurait largement mérité, ex aequo avec Kristen Dunst, le prix d’interprétation féminine à Cannes en mai dernier…

Glaçant et puissant.

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